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Le sourire fœtal

Le sourire du bébé est un des stimuli positifs les plus puissants pour l’espèce humaine. Il est économique, nécessitant seulement une contraction musculaire discrète. Il se construit durant la vie fœtale, par la mise en place progressive de l’action de certains muscles qui vont ensuite se coordonner pour former le sourire commun. On appelle visage souriant la contraction simultanée au moins des muscles relevant la joue et de ceux étirant le coin des lèvres. Le sourire (ou son apparence dévoilée par échographie 4D) semble pouvoir dès la vie fœtale signifier une satisfaction. Une étude compare au troisième trimestre de grossesse la réaction du bébé à l’absorption par la mère de gélules de carotte, en contraste avec celles qui absorbent des gélules de choux [1]. La première engendre un sourire environ trente minutes plus tard, les seconds une grimace. Les auteurs pensent que l’amertume du chou rebute l’enfant. Déjà donc très précocement, le sourire peut acquérir une valeur de satisfaction que l’on reconnaît chez le nourrisson, et bien sûr, chez l’enfant plus grand et l’adulte. Cette satisfaction n’est au départ pas adressée : ce n’est pas un sourire social. Par contre, ce n’est pas non plus toujours un sourire sans cause : il répond ici par exemple à une satisfaction plaisante et identifiée, comme, à l’inverse, la grimace.

Le sourire dit « automatique » ou « inné »

Les nouveau-nés humains présentent immédiatement un sourire spontané, lent et doux, marqué par une traction vers le côté et le haut, sans rythme ni contraction d’autres muscles. Souvent qualifié d’automatique, ce sourire survient sans cause externe connue, ni cause interne systématiquement démontrable. Il devient de plus en plus fréquent les premières semaines, puis sa fréquence diminue mais sa durée s’accroît, pour ensuite être remplacé progressivement par le sourire social vers 2 mois [2]. Ce sourire, même quand il n’est pas déjà social chez le nourrisson, avant 2 mois, développe chez la mère une réaction plaisante.

Le sourire social

L’interaction souriante

Pourtant, c’est bien le sourire social de son bébé qui provoque chez la mère la plus grande satisfaction. L’état maternel se modifie en réponse aux expressions émotionnelles des nourrissons ; c’est connu pour le cri, moins étudié pour le sourire.

Comment est provoqué le sourire social ? Deux circonstances de déclenchement sont bien connues : l’échange des regards et l’imitation réciproque du sourire. Dans les théories co-constructivistes, ces mécanismes sont considérés comme des mécanismes sociaux. Ils favorisent l’émergence du sourire social aux alentours de 2 mois. Au cours de la sixième semaine postnatale, le regard mutuel et les sourires maternels qui l’accompagnent sont les principaux mécanismes qui correspondent au sourire social en train d’émerger. À partir du deuxième mois, l’imitation maternelle du sourire du nourrisson module la durée du sourire social du nourrisson.

Tout ceci a une base anatomique et physiologique et s’inscrit dans le développement qui affecte aussi d’autres fonctions. Entre le deuxième et le troisième mois postnatal, le déclin du contrôle sous-cortical et l’augmentation des mécanismes corticaux pour la reconnaissance des visages apparaissent. Toutefois, les nouveau-nés semblent pouvoir déjà distinguer leurs mères, à certaines conditions. Il est probable que cette reconnaissance très précoce use d’autres modalités que celle qui apparaîtra plus tardivement.

Vers 2 mois la fonction d’imitation se complexifie – et avec elle le sourire –, avec un meilleur contrôle des mouvements de la tête, des yeux et de la bouche : l’imitation d’apparition immédiate devient plus complexe et intentionnelle. À cette époque, l’intérêt des nourrissons pour les effets que leurs actions provoquent – l’agentivité – commence à croître. Ils sont sensibles aux contingences temporelles entre les événements et développent très tôt des attentes de contingence sociale concernant les réactions des personnes qui s’occupent d’eux [3]. À partir de 2 mois, les nourrissons sont capables de s’adapter aux niveaux de réponse de leur mère. Par exemple, les enfants de mères dépressives s’adaptent au faible niveau de contingence de ces dernières. Par conséquent, même à l’âge de 3 mois, ces nourrissons restent relativement peu réactifs lorsqu’ils interagissent avec une personne non dépressive.

Trente mères ont visionné des films montrant le comportement de leur enfant entre 6 et 7 mois : d’abord une vidéo brève où leur enfant crie, puis une vidéo où il présente soit un visage souriant soit un visage neutre. Les mères n’ont pas signalé être affectées émotionnellement par ces courtes vidéos. Cependant, les mères exposées au sourire, au contraire de celles exposées à la condition neutre, ont montré une diminution de la conductance cutanée. Celle-ci est associée à une diminution de l’action du sympathique ordinairement activé dans les situations stressantes. Ces résultats démontrent que les mères qui ont vu leur enfant sourire ont diminué leur activité sympathique, et suggèrent que, même à leur insu, elles sont parvenues à un relatif état de relaxation et d’apaisement. Trois sous-structures du système nerveux central contrôlent l’activité électrodermale dont les structures limbiques impliquées dans les réactions émotionnelles. Ainsi, même les mères ne le ressentant pas sont positivement affectées par le sourire de leur enfant, même en cas de décontextualisation expérimentale.

Ces résultats sont corroborés par les études en neuroimagerie [4] qui montrent chez des femmes mères pour la première fois que le sourire de leur nourrisson déclenche chez elles l’activation marquée, comparée à celle d’enfants inconnus, de zones cérébrales impliquées dans le circuit de la récompense à médiation dopaminergique. Plus en détail, les visages heureux, mais non les visages neutres ou tristes du nourrisson, activent les régions cérébrales interconnectées par des neurones dopaminergiques. L’activation dans ces régions décroissait de l’état « heureux » à l’état « neutre », et de « neutre » à « triste » du nourrisson.

Modulation culturelle et sociale

Une étude menée en Allemagne [5] a comparé 20 dyades mère-enfant issues de familles urbaines de classe moyenne et 24 dyades mère-enfant issues de familles rurales du Cameroun, entre 6 et 12 semaines. L’existence de différences significatives dans l’âge d’apparition du sourire social a été retrouvée, le sourire se montrant plus fréquent et plus durable chez les enfants de mères allemandes. Ces différences culturelles affectent le mode de maternage. Une étude ancienne [6] avait déjà montré que les nourrissons israéliens élevés en famille souriaient davantage au cours des trois premiers mois de leur vie que ceux élevés en pouponnière. Dans une étude menée aux États-Unis [7] en 1989, les enfants des mères « euro-américaines », qui semblaient manifestement plus affectueuses avec leur enfant de 3 mois que les mères sino-américaines, souriaient plus fréquemment que les enfants sino-américains.

Dans l’ensemble, ces résultats suggèrent que le mode de maternage et sa relation avec la culture impactent le développement du sourire social [8].

Quelle est la part innée du sourire social, constatant que malgré ses variations significatives à travers les groupes sociaux et ethniques, il apparaît globalement au même stade du développement et se constitue des mêmes groupes musculaires ? Réfléchissant à cette question Freedman (1965, 1964, 1974) a rassemblé des arguments de la discussion innéité/culture. Il a montré que les jumeaux monozygotes présentent une plus grande concordance d’apparition du sourire que les jumeaux hétérozygotes, que les enfants aveugles sourient au même âge que le reste de la population, mais que ces sourires sont plus fugaces. Avec d’autres auteurs il a ensuite montré que les stimulations humaines multimodales sont nécessaires pour susciter le sourire d’un enfant. L’attention concentrée portée au visage de la mère (qui bouge, parle, sourit, peut prendre l’enfant dans ses bras, a une odeur, etc.), qui apparaît au début du deuxième mois de vie, va souvent de pair avec l’émergence du sourire et des gazouillis en regardant le visage de la mère. Des mécanismes de renforcement s’installent, dont la subtilité permettra plus tard les jeux interactifs. Ainsi, les nourrissons regardant le visage de leur mère en souriant, augmentent significativement la durée de ce regard au cours du deuxième mois. Par conséquent, il est supposé que le regard mutuel est un préalable à l’émergence du premier sourire social. Un type de sourire « prudent » (avec seulement le coin des lèvres relevé) apparaît aussi au début des interactions de face-à-face, vers l’âge de 6 à 7 semaines. Son rôle n’est pas bien connu. Du côté de la mère, son sourire prolongé ou « continu » pendant le regard mutuel confirme l’adaptation temporelle des mères face aux changements de comportement de leur nourrisson. Une boucle d’interaction positive complexe se crée : les mères régulent le sourire de leurs enfants parce que ces derniers, en regardant le visage de leur mère, commencent à lui rendre la pareille pendant le regard mutuel.

Le sourire : un protolangage ?

Les anatomistes ont distingué très précisément les participations musculaires au sourire, tant spontané que social. Ces variations du sourire pourraient permettre un mode de communication différencié. Une étude a montré que les nourrissons avaient tendance à répondre avec un certain type de sourire selon l’action de la mère. Ainsi, les différents types de sourire étudiés pourraient être assimilés à une sorte d’alphabet émotionnel approximatif. À 6 mois, des chercheurs [9] ont distingué l’occurrence de quatre formes de sourire : sourire simple (rétraction du coin des lèvres uniquement) ; sourire de Duchenne (simple plus élévation de la joue), du jeu (simple plus chute de la mâchoire) et du play (simple plus élévation de la joue). Nous rappelons que Duchenne de Boulogne avait distingué 19 types de sourire, et son élève Eckman 18 types. Les écoles fonctionnalistes décrivent le sourire et ses différents types en accord avec des vécus émotionnels et un contexte environnemental. Au contraire les écoles innéistes rattachent les différents types d’émotion, dont le sourire, à une innéité d’émotions primaires. Le sourire simple ne s’accompagnerait pas d’émotions ressenties, mais cela reste discuté. En tout cas, des émotions différentes et des situations différentes engendreraient des types de sourire, des durées de sourire, de la force du sourire, différents, avec non un alphabet mais plutôt une tendance nette, probablement suffisante pour une interaction significativement différenciée et subtile, une sorte de langage émotionnel.

En conclusion, le sourire, aussi simple qu’il paraît, est distinguable par ses formes de développement, par sa construction musculaire, par sa capacité subtile à médiatiser les échanges affectifs et les jeux interactifs. Les transitions développementales expliquent le passage du sourire prétendument automatique au sourire social considéré comme constitué à 2 mois. Comme le cri du bébé, il est un élément structurel de la régulation des interactions parent-bébé, un être très social.

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